Petite déprime

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Gérard Bouvier.

L’univers est en expansion. On le sait depuis les travaux de Alexander Friedmann (1)
en 1922 confirmés ensuite par bien d’autres. Il était né à Saint Pétersbourg, il tomba
malade dans la même ville à Petrograd et mourut dans la même ville à Stalingrad.
L’Histoire a parfois des singularités. « Singularité », c’est aussi le nom qu’on donna à
ce point, plusieurs milliards de fois plus petit qu’un point où le big-bang naquit un jour
(2).
Ce point ne fit que s’accroitre au point qu’on a bien du mal à en voir le bout.
On sait que c’est l’Univers tout entier qui est en croissance et même que sa
croissance s’accélère (3).
Quelle drôle d’idée me vient de comparer ici l’humeur humaine et le cosmos ?
Nous sommes-nous demandé si les hommes préhistoriques étaient heureux ? Et si
leurs femmes préhistoriques l’étaient tout autant ? On nous raconte leurs techniques
de taille des silex mais jamais l’on nous parle de leurs humeurs du moment. De leurs
états d’âme… Nous avons la punaise de lit mais nos ancêtres avaient-ils parfois le
cafard ? (4)
Curieusement l’histoire de la dépression est très récente.
En 1314, apparait « déprimer » mais uniquement dans le sens de presser de bas en
haut. On est loin du compte ! « Déprimant » nait en 1787 ! Une révolution ! Il était
temps ! Et encore -allez savoir pourquoi- uniquement au féminin. Il fallut attendre
l’extrême fin du XIXème siècle pour que la dépression s’insinue, fatiguée et tête
basse, dans le vocabulaire médical et bien plus tard encore pour accéder à son
remboursement par la Sécu.
Depuis, comme l’Univers (et toute proportion gardée), la dépression ne fait que se
répandre. Elle change de nom parfois pour garder un tant soit peu le moral :
mélancolie, tristesse, désespoir, langueur, spleen, pessimisme, accablement,
neurasthénie… Mais elle est partout. (5)
C’est déprimant. (6)

Notes pour distraire autant que faire se peut…

(1)- Les portraits d’Alexander Friedmann que vous pourrez rencontrer sur Internet ne
donnerons à aucune d’entre vous le grand frisson. Vous êtes prévenues. Mais il est
un des plus grands savants mathématicien et physicien de notre temps, considéré
comme un des pères de la théorie du Big-Bang.
Isolé dans sa Russie peu communicante, il ne connut la Relativité générale
d’Einstein qu’en 1920. Mais il rattrapa très vite les 5 années perdues et s’opposa à
l’idée d’un Univers statique jusqu’à finir par avoir raison. Et Einstein fit amende
honorable… ce qui ne fait qu’ajouter à sa gloire.

(2)- La définition d’une singularité est elle-même singulière : une singularité est une
région de l’espace-temps au voisinage de laquelle certaines quantités décrivant le
champ gravitationnel deviennent infinies quel que soit le système de coordonnées
retenu. On y perd son latin et ça donne envie d’aller s’acheter L’Iris Blanc, le
quarantième Astérix.

(3)- Je finirais vite par devenir ennuyeux.

(4)- Avoir le cafard c’est avoir le bourdon. C’est bien au-delà de prendre la mouche.
Caphar (1512) devint caphard en 1544 puis caffart, vingt ans plus tard. Le mot
évoluait, la tristesse s’incrustait. D’autant que nous étions bien avant l’imipramine,
premier antidépresseur qui date de 1955.
En 1589 le mot fit sa révolution. Devenu « cafard » (il était temps !) il permit à tous d’exprimer son désarroi avec une orthographe reconnue. On commençait à se sentir
à peine mieux.
Les savants linguistes nous disent que le cafard nous vient de l’arabe kafir qui veut
dire incroyant. Je le crois volontiers. Kafir devint kafar qui fut aussitôt dézingué en
kafard. Ce sabotage permettait sans coup férir d’introduire un -ard qui en français est
un moyen d’amocher les mots pour les salir sans pour autant les bousiller.
En 1857, Charles Baudelaire dont on ne dira jamais assez tout le talent consacre ce
mot dans « Les Fleurs du Mal » et il nous offre en prime dans le même packaging, le
spleen, sorte de tristesse d’Outre-Manche et d’autant plus pénible.
Je peux vous parler longuement des mots en -ard, comme désormais cafard, car je
suis un veinard : j’ai connu un connard. C’était un roublard très débrouillard, rusé
comme un renard. Un ancien tôlard, un bagnard charognard qui avait envoyé au
corbillard un vieillard faiblard d’un coup de poignard vicelard.
Il se croyait pénard. Mais, comme par hasard, un clochard promenant son clébard
avait tout vu.
Le mouchard, goguenard, n’était pas trouillard. Il organisa un traquenard et le
loubard fut tiré de son plumard en plein cauchemar. Il crut à un bobard mais eut tôt
fait de se retrouver geignard sur un brancard, le regard hagard et revanchard. Mais il
était trop tard. Le gaillard finit blafard sur le billard. Sans trompettes ni fanfares. On
dit que seuls quelques zonards pleurnichards eurent le cafard.

(5)- L’anticyclone est aux Açores ce que la moutarde est à Dijon mais la Dépression,
comme le vide dans l’Univers, est partout. Jusque dans mes phrases…

(6)- « Dans les moments d’intense découragement, une phrase maladroite peut
achever les plus vaillants. Un message sincère peut, en revanche, ressusciter les
volontés moribondes. » Olivier de Kersauson.