Rubrique. Grands mots, grands remèdes : chacun son métier

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Aujourd’hui, chaque centimètre de décision politique suscite deux mètres de
commentaires. Comme ces commentaires s’opposent, ils nécessitent derechef des
kilomètres d’arguments irréconciliables pour aboutir -in fine- à une grosse fatigue
prélude -enfin- à un sommeil réparateur.
Dans une fable publiée en 1792, Florian (1), fabuleux fabuliste aujourd’hui oublié
termine « Le Vacher et le Garde-chasse » par cette conclusion édifiante :
« Chacun son métier et les vaches seront bien gardées » (2).
Je vous la fais courte. Et avec beaucoup moins de talent…C’est l’histoire d’un garde-
chasse épuisé de poursuivre en vain un chevreuil. Il rencontre un vacher à qui il
confie sa détresse. Le vacher compatit et propose un échange : tu gardes mes vaches et je poursuis ton chevreuil. Las-moi ! L’affaire tourne mal : le vacher blesse
gravement le chien du garde-chasse (3), laisse s’échapper le chevreuil et quand il
retourne à son pré il trouve son obligé endormi, toutes vaches envolées ou plus
probablement et tout bonnement volées.
Il est vrai que chaque métier nécessite des compétences qui lui sont propres. Cette
évidence ce retrouve dans la temps et dans l’espace. Ainsi Gabriel Meurier déjà en
1568 disait « Qui se mesle d’autruy mestier, il trait sa vache dans un panier ».
Une triste façon de gâcher la marchandise ! (4)
Chez la plupart de nos voisins c’est le p’tit cordonnier qu’a eu la préférence et qui est
prié de s’en tenir à son métier.
Allemands, anglais, hollandais et même hongrois nous disent qu’un cordonnier doit
se tenir à sa forme. Les espagnols sont plus directs encore : cordonnier, à tes
chaussures ! (5) Et les portugais renchérissent : chaque singe sur sa branche !
Me voilà convaincu. Il devient nécessaire pour moi de terminer ici ce bavardage.

Notes :

(1) Jean-Pierre Claris de Florian est un auteur dramatique, romancier, poète et
fabuliste français né en 1755 et mort à 39 ans des suites de sa captivité dans les
geôles révolutionnaires. Ses fables survivent dans l’ombre de Jean de La Fontaine
qui a pris toute la lumière comme le PSG éclipse tous les autres clubs de D1.
Outre Le Vacher et le Garde-chasse on doit à Florian, tiré de sa nouvelle
« Célestine » (1784), un poème qui a fait le tour du monde : Plaisir d’Amour où il
raconte sa déception d’avoir perdu l’ingrate Sylvie.
Le poème connu à son origine sous le nom de « La Romance du Chevrier » a été
chanté par une trentaine d’interprètes de Joan Baez à Tino Rossi en passant par
Rina Ketty, Nana Mouskouri, Barbara Hendricks, Yvonne Printemps. Et même
Brigitte Bardot, Eddy Mitchell et… Dorothée.
Pour mémoire :

Plaisir d’amour ne dure qu’un moment;
Chagrin d’amour dure toute la vie.
J’ai tout quitté pour l’ingrate Sylvie
Elle me quitte, et prend un autre amant.
Plaisir d’amour ne dure qu’un moment;
Chagrin d’amour dure toute la vie.

(2) Chacun son métier et les vaches seront bien gardées est passé à la postérité.
Mais c’est aussi à Florian que l’on doit l’expression « pour vivre heureux vivons
cachés ». Dans sa fable « Le Grillon », celui-ci se compare au papillon et se
lamente : « Dame Nature pour lui fit tout et pour moi rien ». Mais quand le grillon voit
des enfants, par jeu, « déchirer la pauvre bête » il change d’avis : « Oh ! Oh ! Je ne
suis pas fâché, il en coûte trop cher pour briller dans le monde… » qui devint : pour
vivre heureux vivons cachés.

(3) Le chien de la fable de Florian s’appelle Sultan. Je ne vous l’ai pas précisé pour
ne pas trop allonger le texte. Mais si vous préférez être tenu au courant des noms
des chiens qui apparaissent dans mes rubriques c’est bien volontiers que j’accède à
ce désir : il s’appelle donc Sultan.

(4) Nous parlons d’un temps où les paniers étaient en osier et donc à claire voie.
Traire sa vache dans un panier était aussi stupide que de pisser dans un violon ou –
comme on dit en Algérie- de battre le vent avec un bâton. En italien on dit « comme
de faire un trou dans l’eau » et en hébreu « comme de vendre de la glace aux
esquimaux ». Bref c’est aussi inutile qu’un emplâtre sur une jambe de bois.

(5) Si le petit cordonnier revient avec une telle fréquence dans les références de nos
voisins c’est du fait de la locution latine « Sutor, ne supra crepidam ! » qui signifie :
« cordonnier, pas plus haut que la chaussure ! ». C’est Pline l’Ancien qui vécu au
premier siècle et mourut lors d’une éruption du Vésuve qui raconte qu’un cordonnier
critiquait un jour une peinture du peintre Appelle qui avait -disait-il- mal dessiné une
sandale. Pris dans son élan critique et se mélangeant les pinceaux le visiteur mal
embouché s’en prenait à d’autres éléments de la peinture. Le peintre le remit en
place en le priant de s’en tenir aux seuls éléments de cordonnerie.
On doit à cette anecdote le mot savant d’ultracrépidarianisme qui désigne le
comportement de celui qui donne son avis sur des sujets hors de son champ de
compétence.