L’invité de la semaine : Michel Vernus

Rencontre avec le célèbre auteur jurassien, à l'occasion de la sortie de son dernier ouvrage : "Les comtois et l’argent". "L’argent est un formidable miroir qui montre tous les recoins d’une société".

0
907

Michel Vernus, vous venez de sortir votre dernier ouvrage intitulé « Les Comtois et l’argent ». Pourquoi et comment vous est venue l’idée d’exploiter ce thème si particulier ?
J’ai rencontré la question de l’argent dans mes travaux et mes ouvrages antérieurs consacrés pour l’essentiel à une enquête longue sur le passé comtois. Je n’étonnerais personne en disant qu’à la faveur de ces recherches et de ces travaux, j’ai rencontré sans cesse le rôle économique et social de l’argent. D’où l’idée d’empoigner ce thème. Ce livre étant le 64e ouvrage. Et la première question était de savoir si le comportement des comtois à l’argent révélait une certaine originalité ?
Par ailleurs, ce qui était étonnant étant donné le rôle et la place de l’argent, j’avais constaté qu’aucun ouvrage abordait de front cette question, même si le sujet était de fait traité ici ou là ponctuellement.
Mon livre n’est pas un livre de technique bancaire, de technique fiscale ou de technique monétaire. Je ne suis pas banquier, ni « rat de cave », ni réformateur social, mais simplement un historien, qui a cherché à comprendre les rapports des comtois à l’argent, des comtois répartis dans les différents groupes sociaux où ils vivaient.
Mon objectif très concret a été de voir l’impact de l’argent dans la vie quotidienne des gens. Je suis historien, donc je raconte, je cherche à raconter, la vie quotidienne des populations de notre région. L’argent est un formidable miroir qui montre tous les recoins d’une société. Je raconte à travers l’argent les passions, les colères, les angoisses, les peurs, les joies de toute une société à travers le temps.
Pour ce faire, j‘ai mené une longue enquête. J’ai analysé les vieux proverbes, les vieilles légendes (la Vouivre par exemple), mais j’ai surtout fouillé dans les archives, notamment celles des notaires, qui ont beaucoup à dire sur ce thème ! En fin de compte, ce livre m’a conduit à revisiter l’histoire de notre région à travers le thème de l’argent.

D’après vous, aujourd’hui, quelle est la place et la valeur de l’argent ?
J’ai essayé de présenter les différents aspects de ce vaste sujet sous une forme pas trop volumineuse, et de lecture la plus aisée possible.
L’argent, c’est la monnaie métallique, comme on disait autrefois la monnaie « sonnante et trébuchante », de moins en moins métallique, c’est aussi du papier (billets, chèques…) et de plus en plus une réalité « virtuelle ». C’est le crédit et l’endettement, c‘est le prix des choses, ce sont les salaires, les revenus et les impôts, mais aussi la gestion des biens, comme aussi l’argent mal acquis par les filous de toute nature (le vol, la fausse-monnaie…).
J’aborde tout cela à travers les siècles, en panorama. Les bonheurs et les malheurs de nos populations.

Y a-t-il un rapport original de notre région à l’argent ?
En effet. Et en ce sens, i
l y a plusieurs constats qu’il est possible de faire.
Pendant longtemps la région a été essentiellement une société rurale. Or, Les paysans n’aimaient pas que l’on mettent le nez dans leur « butin ». Au XVIIIe siècle, l’administration monarchique demandait aux curés de dire combien de vaches dénombrait leur paroisse. Ils refusèrent de faire cette enquête, car ils se feraient, disent-ils, éjectés des écuries ! Méfiants et économes, tels sont nos comtois. Ils étaient réputés près de leurs sous. Les Bourguignons d’à côté, ceux du duché, disaient des comtois « ils sont larges, mais des épaules seulement ». Fatalistes, ils sont aussi. Il ne faut pas chercher à atteindre la richesse inaccessible comme l’enseigne la Vouivre. Donc se contenter de ce que l’on a…

Cette méfiance à l’égard de l’argent, provenait également de la puissante influence de l’église catholique, notamment du XVIIe au XIXe siècle, qui condamnait le prêt à intérêt et diabolisait d’une certaine manière l’argent.
La grande originalité tient dans le fait que les comtois ont inventé de manière originale des systèmes de partage et de solidarité : l’affouage (chauffage commun), les fruitières (fabrication commune du fromage) développés dans des conditions de climat et d’économie fort rudes.
Dans le droit fil de ces pratiques communautaires, les Jurassiens ont inventé le crédit agricole en 1885 (la maison rouge de Salins en est encore aujourd’hui le témoignage). La création du premier syndicat agricole de France en 1884, en est aussi une forme d’héritage des pratiques communautaires anciennes.
La région a donné naissance à des innovateurs sociaux qui ont dit des choses intéressantes sur la justice sociale, tels Fourier, Proudhon, Considerant, mais aussi d’autres qu’il serait possible de citer, tous ont dit des choses intéressantes en s’inspirant des systèmes d’aide mis en place par les comtois autrefois.
Enfin, observons que ce que l’on peut appeler le capitalisme familial a bien fonctionné dans la région du XIXe siècles jusqu’à la 2e guerre mondiale. Ce capitalisme familial est à l’origine de l’industrialisation de la région. Peugeot, Japy en sont les grands symboles, mais il y a beaucoup d’autres exemple dans la métallurgie, dans la lunetterie, la papeterie, le jouet… L’industrie comtoise est née des capitaux constitués dans ces familles. Par la suite, ce capitalisme familial aura à lutter contre les grandes groupes internationaux, une grande partie sera balayé.
Aujourd’hui, il est loin le temps ou la Franche-Comté avait sa propre monnaie. Elle est soumise aux grands flux monétaires et bancaires mondiaux. Il y a des résistances, la monnaie de la pive lancée à Poligny en est un minuscule, mais réel exemple. L’argent est un indispensable moyen d’échange, mais lorsqu’il devient un objet de spéculation et tend à une recherche exclusif du profit, il crée la catastrophe et le malheur individuel (avarice) ou collective (conflits sociaux).
Sur ce thème comme sur d’autres, ma conviction d’historien, lire le passé, c’est aussi mieux lire le présent, et mieux voir aussi où l’on va.