Un lecteur me dit qu’il trouve mes chroniques de plus en plus loufoques (1). Je suis sensible au compliment car il est vrai que je m’y applique. Mais quel drôle de mot !
Pas plus que la carpe et le lapin (2), le loup et le phoque n’ont vocation à fonder
chimère (3). Mais ce -foque n’a rien à voir avec le phoque même écrit en morse. Nul ne sait d’où vient ce -foque. Le lou- est par contre bien identifié. C’est -tout
simplement- la transformation de fou en… largonji.
Pour ceux qui ne parlent pas couramment le largonji -j’en connais plusieurs-
rappelons que cette langue n’est pas une langue maternelle. C’est plutôt un argot paternel qu’on retrouve dans les milieux interlopes et malfamés où perdurent des pratiques anticonstitutionnelles, voire carrément douteuses.
Le procédé est simple : on remplace la première consonne du mot par un L et on déplace cette consonne à la fin du mot. Par exemple, la locution « en douce » devient après ce passage à la moulinette du largonji : « en loucedé ».
Des esprit cartésiens, défenseurs de la langue française demandent avec un air
étonné : et on y gagne quoi ?
On aurait tort de répondre un peu vite : pas grand-chose ! Car la pratique du largonji
évite le recours à d’autres procédés comme le javanais, le patois, le verlan ou le louchébem (4).
D’une façon générale ces parlers sont en perte de vitesse. Sauf dans les descentes naturellement. Ils ont connu leur heure de gloire au XIXème siècle mais ils étaient
devenus incontrôlables et donnaient lieu à des abus. De langage.
Qu’on en juge : en largonji le café se dit « laféquès ». Inutile de dire que beaucoup se sont mis au thé qui à coût égal est beaucoup plus facile à décliner pour les garçons de laféquès dont le travail est déjà bien assez ingrat. Surtout depuis la désaffection pour le pourboire qui malheureusement devient monnaie courante.
Notes de l’auteur pour aider à comprendre le texte :
(1)- Le mot loufoque est de construction récente, attesté depuis 1873. Ce mot dérive
de louf, adjectif et nom depuis 1848. Au début on disait louf-louf de façon à être sûr
que chacun comprenne. Il aura fallu patienter près de 40 ans avant que l’adjectif
louftingue apparaisse en 1885. Le terme désigne ce qui est « un peu fou ».Mais bien sûr la barrière est mince entre ce qui est un peu fou et ce qui est complètement fou.
Ce pourrait être l’objet d’une prochaine rubrique.
(2)- La carpe et le lapin sont fréquemment donnant en exemple d’une association
déconcertante. Il n’y a pas trace de La Fontaine dans ce compagnonnage.
Heureusement nous avons d’autres fabuleux comme la comtesse d’Agoult, de son
vrai nom Marie Catherine de Flavigny qui nous offre, en janvier 1854, ce bonbon
fondant sous la belle langue de chez nous :
Échappée en se débattant
Des filets d’un pécheur, sur l’herbe de la rive,
Une carpe gisait plaintive.
Près d’expirer à chaque instant,
Elle accusait la destinée.
Bien d’autres à sa place en eussent fait autant ;
Vous-même, auriez-vous eu l’âme plus résignée ?
Quelqu’un s’en étonna pourtant,
Et ce fut Jean Lapin. Comme il allait sautant
À travers la prairie ornée
De mille fleurs, il s’approche, il entend
La plainte de la carpe et, d’un ton important,
Débite à cette infortunée
Ce discours comme on en fait tant :
« De quoi vous plaignez-vous, et quelle fantaisie
Vous fait maudire le destin
Quand vous avez ici doux repos et festin
D’herbe tendre, de fleurs au parfum d’ambroisie.[…]
Ma commère, cessez une plainte importune,
Imitez-moi : voyez quel plaisir est le mien,
Et connaissez par moi votre bonne fortune ! »…
On dit que la carpe en resta bouche bée.
(3)- Dans la mythologie grecque, la Chimère est une créature mauvaise dont le corps
est fait pour moitié d’un lion et pour le reste d’une chèvre. Avec en bonus une queue
de serpent. Elle pouvait aussi cracher le feu.
Depuis on appelle chimère les mélanges bizarres qu’on peut poursuivre mais qui ne
mènent à rien puisque la Chimère n’était pas comestible.
(4)- On doit à Robert Desnos ce beau poème mis en chanson par Juliette Gréco en
1950 sur une musique de Joseph Kosma et qui évoque le javanais…
Une fourmi de dix-huit mètres,
Avec un chapeau sur la tête,
Ça n’existe pas, ça n’existe pas.
Une fourmi trainant un char
Plein de pingouins et de canards,
Ça n’existe pas, ça n’existe pas.
Une fourmi parlant français,
Parlant latin et javanais,
Ça n’existe pas, ça n’existe pas.
Eh ! Pourquoi pas ?
Ce poème m’a éclairé en maternelle. Et peut-être que c’est ce « Eh ! Pourquoi
pas ? » qui, aujourd’hui encore, inspire mes écrits dans ces rubriques. Allez savoir !