Rubrique. Grands mots, grands remèdes. Babel

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À l’époque, les hommes parlaient tous la même langue. C’était très pratique. Si tu disais
« passe-moi le sel » (1), tu trouvais presque toujours une bonne âme qui te passait le sel
et la vie n’était guère compliquée. Même si l’on sait que l’OMS recommande de ne pas
dépasser 5 grammes par jour. Mais c’est une autre histoire.
C’était à Babylone, il y a longtemps. C’était peu après le déluge dont l’homme sortait
gaugé mais une belle arrière-saison avait ressuyé les sols (2). Nous n’étions pas nés et
nous ne nous en portions pas plus mal.
Mais un jour, je crois que c’était en automne, on a pris le melon. Pas tous. Mais quelques-
uns qui étaient motivés comme un peloton au départ d’un Tour de France. À force de
promesses ils finirent pas convaincre les poltrons et quelques beuzenets aussi. Et pas mal
de nouillottes…
Leur idée était pourtant cousue de fil blanc (3). Il s’agissait de construire une tour très
haute. Si haute qu’elle pourrait gratter le ciel. Et pour quoi faire, j’t’en fiche ? Pour aller
directement au Paradis ! (4).
Ceux qui ne réfléchissent guère trouvèrent que ça n’était pas con. En tout cas beaucoup
moins que d’être toujours impeccables à faire de son mieux sur Terre.
Bien sûr, il y avait un gros effort de maçonnerie au départ mais on rentrait assez vite dans
ses frais. D’autant qu’on pourrait installer un péage au pied de la Tour (5).
Dieu trouva que c’était des casse-pieds qui méritaient une bonne leçon. Il leur imposa de
parler toutes sortes de langues. Parfois avec des déclinaisons, des imparfaits du
subjonctif et des génitifs pluriels très compliqués. Les hommes ne se comprenaient plus.
Les femmes non plus.. Les hommes ne se comprenaient plus. Les femmes non plus (6).
Ce fut une grande pagaille car tous avaient raison mais ils l’exprimaient de telle façon que
personne n’était d’accord.
C’était le début de ce qu’on appela -bien plus tard- les débats
d’idées (7).

Notes pour éclairer le texte :

(1)- J’ai tout misé sur passe-moi le sel. J’eus pu tout aussi bien écrire : passe-moi la
moutarde. Mais c’eut été un grave anachronisme et je vous sais méfiants lorsque
vous me lisez. La Tour de Babel a été dressée au cœur de Babylone entre le début
du VIème siècle et le début du Vème siècle. C’était une tour à étages sans
ascenseur et la concierge était dans l’escalier. La moutarde a été inventé plus
tardivement car l’humanité avait -dans le moment- d’autres inventions plus urgentes
à peaufiner. La roue, le supplice de la roue et d’autres roueries diverses.
Le pape Jean XXII (1244-1334) qui raffolait de ce condiment créa en Avignon la
charge très prisée de Premier Moutardier du Pape et c’est en 1381 que le Duc de
Bourgogne Philippe le Hardi prononça l’improbable « moult me tarde » (ndlr : de
rentrer à Dijon) brodé sur le drapeau du cortège qui le ramène dans sa bonne ville
après qu’un millier de dijonnais aient vaillamment combattu à ses côtés contre une
insurrection en Flandres. Mais la moutarde était inventée depuis 3 000 ans déjà en
Chine si bien que l’histoire est belle mais elle a tôt fait de nous monter au nez.
Et c’est à ce moment précis de la rédaction de ma chronique hebdomadaire que je
me pose la question « mais que suis-je en train d’écrire sur la moutarde à propos de
la Tour de Babel ? ». Et le téléphone sonna pour me rappeler les vertus des
panneaux solaires.

(2)- On ne peut qu’espérer qu’il en soit de même cette année.

(3)- Dès la fin du XVIème siècle les couturières faisaient une première couture
grossière sur les tissus pour servir d’ébauche à leur rapponse finale. Cette esquisse
au gros fil blanc prédisait sans surprise la suite des évènements.

(4)- Aller directement au Paradis sans escale est tentant même si la vie ici-bas nous
apprend de plus en plus à faire la queue. Aller au Paradis est à la fois simple et
compliqué. Ça dépend des moments de la vie. Heureusement des coaches se sont
multipliés pour guider les hésitants et les trébuchants.

(5)- Le péage est une de nos trois plus belles inventions des temps modernes avec
la cancoillotte et le chapeau claque. Peut-être aussi la mini-jupe. Péage nous vient
de pied (paage en 1150). C’est le droit à payer pour mettre le pied ailleurs… L’idée a
fait merveille et les péages sont allés bien au-delà du pied. Ils ont fait fureur et aussi
rendu furieux.
On a créé des péages pour entrer dans les bourgs, pour entrer dans les villes pour
rentrer dans ses frais. Péages aux écluses, sur les ponts, sous les tunnels. Péages
pour un besoin pressant.
Actuellement les télépéages permettent de perdre beaucoup d’argent sans perdre de
temps. C’est déjà ça d’économisé.

(6)- Bien entendu les femmes ne comprenaient plus les hommes et les hommes ne
comprenaient plus les femmes.
Mais, depuis peu, on sent bien confusément qu’il y a des progrès ou sinon des
progrès du moins ça n’est pas pire. À mon avis. Mais c’est à vérifier sur le plus long
terme.

(7)- On ne ment jamais autant qu’avant les élections, pendant la guerre et après la
chasse. Georges Clemenceau.