Rubrique. Grands Mots Grands Remèdes : Peau d’ours

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Docteur Gérard Bouvier
Docteur Gérard Bouvier

Souvent abordée dans cette rubrique, l’histoire des mots est passionnante. L’histoire de nos belles expressions l’est tout autant.
L’actualité, qu’elle concerne la politique, le sport, la science ou plus banalement notre vie quotidienne, nous conduit souvent à présager qu’on ne doit pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué (1).
Cette sentence est volontiers attribuée à Jean de La Fontaine notre fabuleux fabuliste. Il écrivait en 1668, l’Ours et les deux compagnons où l’on trouve :
« Deux compagnons, pressés d’argent, À leur voisin fourreur vendirent
La peau d’un Ours encor vivant, mais qu’ils tueraient bientôt, du moins à ce qu’ils dirent ».
Mais rien ne se passa comme prévu et plus loin : « Il ne faut jamais vendre la peau de l’ours qu’on ne l’ait mis par terre » (2).
La Fontaine est reconnu comme l’un de nos grands homme de lettres (3). Mais la vérité c’est que notre fabuliste ne fait que reprendre à sa belle façon une fable de Philippe de Commynes vers 1490 qui disait qu’ « il ne fault marchander la peau d’un ours devant que la beste soit prise et morte ». Lui-même le tenait de Laurentius Abstémius qui peu d’années auparavant déclarait « de corario emente pellem ursi a venatore nondum capti » où vous aurez compris qu’on évoque un corroyeur (celui qui travaille les peaux) qui achète à un chasseur la peau d’un ours pas encore capturé.
Mais l’histoire est probablement plus ancienne encore et se transmet de néandertaliens transis en post-woke néo-humanistes.
Mais si l’Intelligence artificielle est critiquée pis que pendre d’utiliser le travail des artistes qui l’ont précédée, La Fontaine -lui- sera élu à l’Académie française en 1684 (4).
« Selon que vous serez puissant ou misérable les jugements de cour vous rendront blanc ou noir, aurait dit »… tiens ! Encore lui !

Notes pouvant être utiles pour la lisibilité de ce texte.

(1)- Nous nous dirigeons vers des périodes d’élections et cet adage va occuper l’espace public plus que jamais. Dès 20 h 02 sur nos étranges lucarnes vont venir se féliciter trop tôt les vainqueurs de tout bord qui « sont donnés perdant sur cette chaine, mais vainqueurs sur d’autres ». Les marchands de peau d’ours ont cet avantage que c’est un habit bien français qu’on ne devrait pas retrouver bradé sur Shein.

(2)- C’est bien connu : le bon sens est universellement partagé depuis que l’homo est sapiens et sa compagne plus encore. Il n’est donc pas étonnant que cette morale de La Fontaine se retrouve sur l’ensemble de la planète avec des formulations mises au goût du jour de chaque population.
Les Anglais nous disent de ne pas compter nos poulets avant qu’ils ne soient éclos.
Un proverbe turc conseille de ne pas vendre le poisson s’il est encore dans la mer.
En hébreu, on dit de ne pas vendre l’œuf avant qu’il ne soit pondu. Au Portugal, un même message nous dit qu’il ne faut pas compter sur l’œuf s’il est encore dans le cul d’une poule.
Une excellente occasion que j’attendais depuis longtemps de rappeler que la poule bénéficie d’un orifice unique, nommé cloaque, qui sert à l’excrétion des urines et fientes mélangées, à la fécondation lors du baiser cloacal et aussi à la ponte de l’œuf. Je sais ! Mais ne me regardez pas comme ça, ça n’est pas moi qui ai mis au point le processus. Qu’on se rassure un mécanisme efficace empêche l’œuf de rencontrer en chemin les déjections ordinaires. Manquerait plus !
Au Japon, c’est la peau du tanuki qu’il ne faut point vendre qu’on ne l’ait attrapé. Le tanuki est un yôkai, une créature surnaturelle du folklore japonais. Il a un air rigolo, un ventre rebondi, un chapeau de paille, une gourde de saké et (surtout ?) de volumineux testicules dont personne n’a su me dire à quoi ils pouvaient bien servir.
C’était la minute culturelle de cette rubrique. « -Quand on peut servir un tant soit peu à quèquechose, autant y aller franco ! » me dit la Marie-Madeleine…

(3)- La Fontaine est l’auteur de belles fables qui ont fait le bonheur de notre jeunesse venue « au tableau » ânonner devant tout le monde des vers parfois improbables et réduite ensuite à copier dix fois les passages saccagés. Mais il serait dommage d’oublier qu’il était aussi -et bien des années auparavant (3b)- l’auteur de contes libertins souvent érotiques et irrévérencieux envers les gens d’Église. D’ailleurs ces contes furent condamnés, mis à l’Index et montrés du doigt si bien que le futur fabuliste dut mettre un bémol sur leurs rééditions. Dans l’un de ces Contes, « le Diable de Papefiguière », une femme raconte avoir vu le diable dans un bois. Son mari inquiet s’arme pour affronter le démon. Mais tout bien pesé, il ne s’agissait en fait que d’un galant venu honorer la dame. Tout le monde peut se tromper ! La Fontaine y trouve belle occasion de moquer la naïveté, parfois, des maris trompés.

(3b)- Les Contes libertins ont rendu La Fontaine célèbre dès les années 1660 alors que le premier recueil des fables est publié en 1668.

(4)- Il aura à traverser la Querelle des Anciens et des Modernes dans laquelle il se range du côté des Anciens pour qui la littérature antique est indépassable. Il continuera donc de s’inspirer d’Ésope… en essayant toujours de le dépasser et de l’adapter à son temps. Une Querelle des Anciens et des Modernes qui pourrait bien ressurgir avec la percée tonitruante de l’Intelligence Artificielle ces deux dernières années.