À cent ans passés, Christelle Sommering a la mémoire vive. Installée depuis des décennies à Aumont, dans le Jura, elle raconte son siècle avec une précision qui impressionne, comme si les images de son passé étaient encore devant elle.
« À la fin de la Seconde Guerre mondiale, mon frère était prisonnier dans le Lot-et-Garonne et moi, j’étais encore en Allemagne », confie-t-elle d’une voix égale, mais où l’émotion perce. Originaire de Prusse orientale, elle n’a que 18 ans lorsque sa vie bascule. Les armées alliées progressent à l’Ouest, les troupes soviétiques à l’Est. « On devait marcher chaque jour une quinzaine de kilomètres, dormir dans le foin, supporter les poux et les puces. »
Sa famille se disperse. Elle ne reverra jamais sa petite sœur. Quant à son père, elle n’a appris son sort que par des récits d’horreur. Sa mère, déjà emportée par un cancer, n’aura pas connu cette déchirure.
De la Prusse orientale au Jura
La Croix-Rouge lui permet de gagner la France. Après des contrôles médicaux et quelques jours d’errance, elle rejoint son frère installé dans le Sud. Mais son chemin n’est pas tracé. Après des débuts difficiles dans une maison où elle n’est pas bien traitée, son frère lui donne l’adresse d’un petit château dont les propriétaires recherchent une femme de ménage. Elle y est embauchée et s’occupe de la grand-mère de la maison. À son décès, Christelle pense repartir en Allemagne, mais le hasard en décide autrement.
Dans le train, elle croise un Allemand qui lui apprend que le médecin de Nozeroy cherche une aide. Elle se présente et est engagée. Peu à peu, elle apprend le français et rencontre un ancien prisonnier de guerre, qui deviendra son mari. « Il venait me voir tous les samedis avec une vieille moto », raconte-t-elle, les yeux pétillants de ce souvenir.
Des débuts difficiles
Les premières années à deux sont rudes. Ils reprennent une ferme à Aumont, mais le bétail est décimé par la fièvre aphteuse. Contraints d’abandonner, ils achètent une maison en ruines au bord de la route de Dole. Ensemble, ils la relèvent pierre après pierre, malgré le peu de moyens. « Mon mari doutait, mais je lui disais : si on travaille tous les deux, on y arrivera. Aujourd’hui, j’ai une maison, je n’ai pas besoin de payer de logement », dit-elle comme une victoire intime.
Pour financer les travaux, Christelle trouve un emploi à la tannerie de Poligny, mais doit renoncer à cause d’allergies sévères. Elle reprend alors des ménages tandis que son mari est embauché dans une briqueterie. Le couple avance malgré tout, porté par la ténacité et l’espoir.
La force tranquille du quotidien
Cette force, sans doute forgée dans les épreuves de sa jeunesse, ne l’a jamais quittée. Aujourd’hui, malgré une dizaine d’opérations et un corps « reconstruit », comme plaisante son voisin Bernard, elle continue de mener sa vie à son rythme : un peu de jardin, une marche quotidienne, une sieste après le déjeuner, quelques chansons à la radio et son rendez-vous du soir avec Questions pour un champion.
Elle se souvient aussi d’une courte expérience en Ehpad, il y a quelques années. Trois mois lui ont suffi : « J’avais l’impression d’être en prison. Chez moi, je fais ce que je veux ». Sa maison, son jardin, sa tisane d’herbes venues d’Allemagne – la weidenröschen, une petite rose sauvage – sont son refuge et son secret de longévité. Gourmande, elle cuisine encore, mais préfère les légumes et les desserts à la viande. Elle garde un attachement profond à ces gestes simples qui, depuis un siècle, la maintiennent debout.