Nous vivons une époque complètement allumée : de quelque côté où l’on se tourne ça sent le roussi (1) et ce ne sont que rage et que flammes.
On entend dire à tout propos que « le torchon brûle ». L’expression date de 1798 et à force d’être consommée et consumée il n’en reste plus guère que la trame de ce qui se trame. Et tant de drames…
Au départ une torche est un coup tordu (2) qui a donné aussi une torsade. La paille, l’osier, le chanvre, le linge ont ainsi été l’objet de torches. Puis la torche est devenue flambeau quand on eut l’idée de torsader une corde enduite de résine sur le bois d’un conifère. De cette flamme naquit par comparaison le torche électrique qui tombait pile mais beaucoup plus tard.
Torcher, au XIIème siècle, c’était essuyer, nettoyer avec un bouchon de paille. Et déjà à la fin du XIIème on torchiait son cul. Ces travaux de nettoyage ont conduit à la même époque au torchon. Les belges disent un drap de vaisselle. Au Québec, on utilise -quand c’est nécessaire- un torchon de plancher qui n’est rien d’autre que la patte des suisses (3). Mais ne mélangeons pas les torchons et les serviettes ! (4)
Tout ça ne nous dit pas pourquoi le torchon brûle, lui qui est par nature si peu inflammable.
Si aujourd’hui le torchon brûle c’est du fait d’un autre sens ancien de torcher. Une torchée, c’est aussi une raclée, une tognée, un rossementon, une tannée, une tambournée, une dinguée, une avoinée, un bourre-pif (5), une nioquée, une sonnée, une taugnée, une tatouille… Des mots bien souvent féminins, mais c’est pur hasard.
Quand dans l’intimité du couple le torchon brûle c’est parce que -disent les allemands- la bénédiction du foyer est suspendue de travers. En réalité c’est bien plus souvent parce qu’il y a de l’eau dans le gaz.
Notes pour y voir plus clair :
(1)- Quand ça commence à sentir le roussi c’est évidemment mauvais signe. L’adjectif est de 1278 mais il a plus tard traduit la peur panique de ceux qui assistaient à la mise en place du bûcher où ils devaient terminer leur expérience de vie. C’est là que finissaient les hérétiques, les sorcières, les homosexuels convaincus de sodomie et quelques régicides.
Le goût pour ce spectacle a varié selon les lieux et époques. Parfois il fallait faire durer le supplice : on utilisait du bois vert. Parfois on préférait l’abréger en badigeonnant les pieds du supplicié avec du lard, ou en l’aspergeant de soufre. On pouvait aussi remplir sa bouche de poudre à canon… Ceux qui pensent que c’était mieux avant pourraient y réfléchir d’autant que la pratique du bûcher était très en vogue en Comté à la fin du XVIème siècle quand sévissait le juge Boguet, grand brûleur de sorcières. La peste, les mauvaises récoltes successives et bien des guerres avait affaibli le raisonnement de nos ancêtres qui cherchaient des responsables au « mauvais œil » qui lorgnait sur les comtois.
S’y ajoutait la peur du loup. Boguet raconte que pendant l’hiver 1597 des enfants de Longchaumois sont dévorés par des sorciers transformés en loup garous. Tous finiront sur le bûcher.
(2)- La torche vient du verbe latin torquere : tordre car elle désigna d’abord tous les matériaux que l’on utilisait en les torsadant : paille, osier, chanvre, etc.
(3)- Curieusement ce chiffon à nettoyer les sols, d’usage courant, que nous appelons aujourd’hui la serpillière, a eu du mal à fixer son substantif. Chez nous, héritiers du franco-provençal, c’est la panosse dérivée de pannucia, un haillon, une guenille. Il est probable qu’on donnait jadis une deuxième vie aux habits usagés en les utilisant comme serpillère. Dans le Nord, c’est la wassingue, du verbe flamand qui signifie laver. En Lorraine on retrouve comme au Québec le torchon de plancher. Dans les Ardennes c’est la loque qui rappelle la guenille comtoise. Et loqueter, c’est passer la serpillière. Il y a encore bien des appellations locales : la cinse dans les pays de Loire et le bordelais, la peille en Languedoc, la pièce en Provence…
La serpillière de chez nous vient vers 1180 de l’ancien français qui désignait ainsi une étoffe grossière à multiples usages.
(4)- Au XVIIème siècle quand sévissait plein pot la lutte des classes il était préférable de séparer les serviettes, utilisés par les nobles, et les torchons qu’utilisaient les domestiques.
(5)- Se foutre sur la gueule entre adultes consentants n’empêche pas la délicatesse et le langage fleuri. Le rossementon et le bourre-pif en sont un témoignage. Et si le bourre-pif fait mouche et que pisse le raisiné on passera la panosse…