Il était 7 heures 20 en ce premier lundi de décembre. J’allais acheter mon pain à pied tandis que blanchissait progressivement la campagne et qu’une nouvelle semaine s’ouvrait. La France qui se lève tôt était déjà à pied d’œuvre pour prendre sa place dans le trafic. Parmi la file de voitures croisées dans cette nuit matinale, froide et hostile, se trouvaient vraisemblablement des ouvriers du bâtiment, des cadres de l’industrie, des employés du tertiaire. Du moins, je le présumais.
J’avais connu cette vie fastidieuse il y a un peu plus de 20 ans. Ces circulations obligatoires et désespérantes. Plusieurs fois, notamment les lundis matins, l’envie de faire demi-tour m’avait assailli. Et puis un jour, au début du printemps 2000, sans vraiment savoir pourquoi, j’avais basculé. Je m’étais soudainement refusé à subir ce que je ne voulais et pouvais plus supporter. Sachant pertinemment qu’il était truqué d’avance, j’avais décidé me retirer du jeu et d’embrasser la liberté. Pas à pas, je me remémorais tout cela.
Tandis que je marchais, le jour avançait. Lui aussi gagnait du terrain, mais sa luminosité restait empruntée d’un étrange halo décliniste. Arrivé devant la boulangerie du village, j’observais les clients pressés, stressés, se garer puis repartir, souvent la mine sombre, une baguette sous le bras. Quelquefois deux.
On eût dit que quelque chose avait changé. Qu’une prise de conscience collective s’était opérée. Que toutes ces destinées souffrantes jusqu’alors transparentes, brisées par les contraintes croissantes d’une vie de plus en plus étriquée (devenue carrément impossible pour les plus impactés par l’inflation galopante) révélaient leur mal-être au grand jour ou plus exactement, ne le masquaient plus.
Un regrettable constat s’imposait : économiquement, sociétalement, psychologiquement, le système ne tournait plus rond. De fait, il en était de même pour une bonne partie de la population.
Du haut de la pyramide, on ordonnait cependant de continuer à faire jouer les violons de la communication politicienne malgré le grand naufrage du Titanic France que l’on savait imminent et implacable. Le leurre progressiste s’étiolait. Nous allions en payer le prix fort : il allait bien falloir régler la facture de la fracture.
« Deux euros quarante s’il te plait. A demain et bonne journée » me glissa souriante la boulangère.
8 heures 30. J’arrivais chez moi et jetais un rapide coup d’œil à la revue de presse. Les températures allaient chuter dès le début de semaine prochaine. La neuvième vague du Covid surviendrait probablement lors de la dernière semaine scolaire. Les hausses de prix demandées par les fournisseurs s’établissaient de « 10 à 39% », selon Michel-Édouard Leclerc. Une bactérie appelée Streptocoque A était à l’origine de plusieurs décès d’enfants en Europe. Or, la France faisait face à de cruelles tensions d’approvisionnement en amoxicilline. Nos capacités d’approvisionnement électrique devenaient incertaines…
Vendredi, j’allais atteindre mes 45 ans.
Faudrait-il aller bientôt combattre pour survivre, autrement qu’en travaillant normalement et convenablement ? Quand reviendraient les jours heureux ?
Finalement, je réalisais que face aux défaillances généralisées et aux trajectoires existentielles irrémédiablement abîmées qu’elles provoquent, il convenait de relativiser.
A défaut de se réjouir, au moins se contenter de ne pas faire partie du lot des plus atteints.
Triste nivellement par le bas.
La question essentielle restait néanmoins en suspens. Surtout, sa réponse m’inquiétait.
Et j’étais loin d’être le seul à la redouter.
Jusqu’à quand ?