Jura. Écrits à l’encre jaune…

L'année 2025 est orpheline de la Percée du vin jaune. Profitons-en pour déguster quelques belles phrases où s’écoule l'esprit du vin jaune.

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La célèbre scène de la cave dans l’adaptation télévisée de L’Espagnol par Jean Prat. Voici une photo de tournage. Paul Frankeur (rôle de Lucien, le patron), Jean-Claude Rolland (assis, de face) qui interprète le rôle de Pablo, Jean-Paul Frankeur (Pierre), Dominique Davray (Germaine, la patronne), Léonce Corne, de dos (Clopineau). Jean-Paul Frankeur, fils de Paul dans la vraie vie, est présent mais ne joue pas dans la scène. (Photo : Collection particulière).

 

Un clavelin du domaine Berthet-Bondet où des scènes de L’Espagnol ont été tournées. (Photo : DR)

Frédéric Dard et l’or liquide

Un jour de 1942, probablement à la fin de l’hiver, un train en provenance de Lyon entre en gare de Lons-le-Saunier. En descend une escouade d’écrivains cornaquée par le chef de bande le fameux jurassien Marcel E. Grancher. Membre de l’escouade : Frédéric Dard, jeune écrivain de 21 ans, futur géniteur et accoucheur du personnage du commissaire San Antonio. Ces écrivains viennent participer à une sorte de fête littéraire qui relèvera plutôt de la fiesta. Frédéric Dard le raconte dans quelques pages du livre « Le Cirque Grancher ».
Une fois descendu du train, la fête commence. Ça débute à table avec une fondue.

Souvenir de Frédéric Dard « Je revois l’immense chaudron empli d’une épaisse substance onctueuse et odorante, dans lequel nous plongions voracement nos fourchettes mouchetées d’un croûton de pain. Je revois ces visages illuminés par le Château-Chalon, or liquide contenu en de caractéristiques flacons carrés (…) ». L’ouvrage raconte surtout une tranche de vie de Marcel E. Grancher, écrivain natif de Lons-le-Saunier, installé à Lyon, figure de Lyon et de la mangeaille, et auteur de dizaines de romans plutôt caloriques (Le charcutier de Machonville, Le Bistrot du porc…).

Frédéric Dard s’est-il souvenu de cet épisode lédonien quand il a écrit « Turlute gratos les jours fériés » ? Dans cet opus de San Antonio, le vigoureux commissaire, pour guérir le vague à l’âme, évoque des repas forcément pantagruéliques. Pour accompagner ce déluge calorique, il pense aux vins qui couleront à grands jets. Voici le programme : « Je choisirai des boutanches inoubliables dans le fond de ma cavouze, là que je remise mes trésors. Je te parle pas de l’yquem 67 qui va de soi, mais je te remonterai au grand jour des La Tache qui te font éjaculer à petites giclettes pendant que tu les bois, des Cheval Blanc meilleurs que les essais de Montaigne, et des Château-Chalon au goût de noix.
– Frédéric Dard, Le Cirque Grancher, Pocket.

  • Frédéric Dard, Turlute gratos les jours fériés, Fleuve Noir, 1995.

Bernard Clavel et la gravité

Bernard Clavel dans son bureau de Château-Chalon. Il a écrit L’Espagnol alors qu’il vivait à Lyon à la fin des années cinquante. (Photo LireClavel).

L’Espagnol, un classique de Bernard Clavel où les vignes et le vin de Château-Chalon sont aussi des personnages. La découverte du vin de Château-Chalon par Pablo reste dans l’histoire. La scène a lieu dans la cave du vigneron Lucien Bouchot. Réfugié espagnol en cet automne 1939, Pablo est arrivé la veille pour vendanger. Au retour d’une première journée harassante, alors qu’il faut encore presser le raisin, Lucien, le vigneron décide d’ouvrir une bouteille de vin jaune. Lisons des extraits…

« Pablo, à la première gorgée, avait pensé : ça, ce n’est pas du vin. Il trouvait cette boisson curieuse. Elle avait un goût aussi indéfinissable que son odeur. Elle était bonne, meilleure que le vin sans aucun doute, mais il fallut à Pablo plusieurs gorgées pour l’apprécier vraiment (…). Pablo avait maintenant dans la bouche ce goût étrange du vin qui venait longtemps après. Pour bien le faire ressortir, il fallait avaler, puis, une fois la bouche vide, sucer sa langue un bon moment. Alors là, on avait vraiment le goût. Un goût très chaud, un peu comme celui de la buée qui monte de la terre rouge quand on l’arrose en plein midi. Un peu aussi, mais très peu, celui de la poudre brûlée. Et ça, c’était ce qui avait le plus intrigué Pablo. C’était peut-être ce qui l’avait poussé à se méfier, au début. Mais maintenant, il se sentait mieux (…) ».

Le roman est adapté pour la télévision par Jean Prat. La scène du livre y figure. Durant ces scènes, les comédiens ne buvaient pas un liquide ayant l’apparence du vin jaune mais qui n’en était pas. Le populaire comédien Paul Frankeur l’a raconté : « Les vendanges vous comprenez cela donne soif ! Un tel rôle a au moins un avantage quand on le tient sous la direction de Jean Prat : celui-ci, qui attache du prix à la vraisemblance, nous a fait boire du vrai vin de la région, ce que l’on appelle le vin jaune, à 20 francs la bouteille (1). Bref, quoique d’un tempérament très sobre, j’avoue avoir été conquis par mon travail ! Le soir, après les prises de vues, mon fils et moi, nous nous trouvions dans un état de douce euphorie… ».

Bernard Clavel évoque le vin jaune dans d’autres romans comme Le silence des armes. Le romancier a été parrain de la Percée du vin jaune d’Arlay en 2003.
-Bernard Clavel, L’Espagnol, 1959, publié chez Robert Laffont. Réédité en 2023.

  • A l’époque, le Smic est à environ 600 francs

Colette et le stupide idiot

La Nouvelle revue franc-comtoise d’octobre 1954 évoque « Un mot de Colette à propos du Château-Chalon ». L’anecdote est narrée par Curnonsky, le Prince des gastronomes. Il raconte : « Entre autres souvenirs, je me souviens qu’un soir de 1898, comme nous dînions chez Marcel Schwob (1), il nous fit les honneurs d’un vin que l’un des convives osa traiter de piquette ». Colette qui est invitée s’emporte : « Piquette ! Stupide idiot, s’écria Colette indignée, c’est l’un des plus grands vins qu’il y ait au monde ». Curnonsky conclu : « C’était en effet un Château-Chalon, cette sublime essence de soleil et qui peut braver tout un siècle ».

Colette a 25 ans au moment de cette anecdote. Comment la très bourguignonne et très fine gueule connaît-elle le vin de Château-Chalon ? La réponse semble couler du clavelin. En 1893, Colette épouse Henry Gauthier-Villars, dit Willy. Sa famille est de racines jurassiennes, elle dirige à Paris l’importante maison d’édition scientifique Gauthier-Villars. La famille possède alors à Lons-le-Saunier une belle maison, Colette y a séjourné en plusieurs occasions. La maison est située dans une rue nommée aujourd’hui Montée Gauthier-Villars. Une partie de la bâtisse demeure, intégrée à l’intérieur du collège agricole de Mancy. Colette évoque également le vin de Château-Chalon dans un recueil le recueil de textes Prisons et paradis.

(1) Marcel Schwob (1867-1905), écrivain et traducteur.

Jean-Robert Pitte et les funambules

Géographe et historien du vin, Jean-Robert Pitte ne cache pas son affection pour la Bourgogne. Toutefois, il a de la tendresse pour tous les vins qui racontent quelque chose, et le vin jaune ça lui en raconte. Il a d’ailleurs été parrain de la Percée du vin jaune à Lons-le-Saunier en 2006. Il est l’auteur de fameux livres sur le vin. Jean-Robert Pitte signe la préface du livre « Le Château-Chalon, un vin, son terroir et ses hommes », livre important s’il en est. Si le clavelin est la bouteille du vin jaune, ce livre c’est le clavelivre.

Extrait : « Habiter sur un nid d’aigle et cultiver un vignoble aussi funambulesque donne aux Castel-Chalonnais le goût du risque, un sentiment tragique de la vie, mais aussi une aspiration à la grandeur et à la pureté. Ce n’est pas par hasard si des chanoinesses, venues des plus grandes lignées aristocratiques de Franche-Comté, choisirent ou, plutôt, furent choisies pour vivre là, à distance du monde, pendant des siècles, pour chanter, plus près de lui la gloire de Dieu. C’est très précisément cette marque que les vignerons du cru cherchent à imprimer à leur vin : tendu comme un arc, acrobatique, paradoxal. Celui-ci tient sur le fil du rasoir du chemin de la perfection, mais toujours à la merci d’une défaillance ou d’un irréparable échec. » – Le Château-Chalon, un vin, son terroir et ses hommes, Méta Jura, 2013.

Jean-Claude Pirotte et la queue de paon

Écrivain, poète et peintre né en Belgique à Namur (1939-2014), Jean-Claude Pirotte a vagabondé entre France et Helvétie. On pourrait dire qu’il a aussi vingabondé. « Un rêve en Lotharingie » raconte une sorte d’épopée de Bourgogne en Franche-Comté où le vin occupe une grande place. Jean-Claude Pirotte évoque un vin jaune et pas n’importe lequel, et les sentiments qu’il entraîne. À lire dans le chapitre « Du Bourgogne au savagnin », des pages magiques.

« Nous avons eu, cher Ange, il m’en souvient la chance insigne, un soir de ciel bouleversé, de voir déboucher pour nous le dernier clavelin d’un millésime aussi vrai qu’improbable, un flacon soufflé par les verriers de La Vieille-Loye, près de Dole, et qui contenait un vin récolté l’année de la comète, non pas la plus récente, mais bien celle de 1811. Nous avons vécu sans y croire que cet instant d’intense recueillement : avons-nous inventé les saveurs de prune et de noix qui nous ont paru interminable ? Les experts observent que le vin jaune fait la « queue de paon », et cela peut durer plus d’une minute, comme le rapporte Raymond Dumay. Cela dure encore, et lorsque, la nuit tombée, nous avons commandé, réunis autour d’une table bressane, la poularde demi-deuil de nos rêves, « la queue de pan » s’épanouissait dans notre mémoire, et nous avions l’étrange sentiment de lui devoir la vie, le goût de la vie et de ses infinies variantes musicales ».

Pour la petite histoire, dans son Dictionnaire amoureux du vin, Bernard Pivot avoue n’avoir aucune accointance avec le vin jaune. Il ne pouvait avoir de mots désagréables pour le peuple du vin jaune. Il a donc appelé Jean-Claude Pirotte à la rescousse.
-Jean-Claude Pirotte, Un rêve en Lotharingie, Édition France Vagabonde, 60 pages, 2002.

Jean-Claude Barbeaux

 

Dodin-Bouffant et la souffrance

Né en Suisse en 1924, Marcel Rouff a composé une imposante œuvre littéraire au sommet de laquelle flotte les saveurs d’un roman de table majeur. Publié en 1924, La vie et la passion de Dodin-Bouffant raconte la vie d’un aimable retraité installé du côté de Belley, il est passionnément gastronome. On lit un éloge du vin jaune où le vin qui coule du clavelin dispense la vertu de raisonner la douleur de la maladie et les sentiments de plénitude. Dodin est terrassé par une crise de goutte.

Lisons : « Il fit asseoir Trifouille, Rabaz, Beaubois et Magot. On leur versa l’or épais du Château-Chalon. Puis lentement, avec un grand effort, assurant chacune de ses paroles contre les réactions involontaires de la souffrance comme on assure chacun de ses pas au bord d’un gouffre, il commença à parler :

– Ne vous troublez pas, mes amis, dégustez avec calme et sans remords chacune des gorgées de ce précieux vin de notre bonne terre que je suis heureux de vous offrir. Dans vos yeux illuminés, je suis et je retrouve la joie que ce nectar roule au fond de vous dans sa lourdeur dorée. Ce serait un art bien pauvre que celui qui ne laisserait pas après lui assez de souvenirs pour créer encore des voluptés ou des souvenirs trop vagues pour engendrer encore des parfums. Buvez mes amis. Je prétends vous montrer que la douleur n’est pas assez forte pour prévaloir sur une âme façonnée par la beauté et qui a puisé les éléments de son courage dans la perfection des formes, des sons, des couleurs et des goûts (…).

En dépit de son optimisme épicurien, la triste situation de son pied malade teintait quand même le discours de Dodin de mélancolie.
– La souffrance, continua-t-il, n’existe pas tant que notre âme n’avoue pas qu’elle capitule devant elle. Quiconque a conçu en soi un monde idéal où ne gouverne que sa seule volonté, peut en quelque sorte lui échapper en s’y réfugiant. Mon corps à cette heure souffre, mais mon esprit, derrière les sourires que ce vin glisse sur vos lèvres et qui atténuent votre amicale affliction, s’envole vers des jardins de rêve où nous avons dressé la table de nos banquets…Seul de tous, Rabaz perçut la subtile ironie de ce reproche enveloppé. En effet, l’ardente chaleur du Château-Chalon aidait les quatre compères à mieux supporter la torture de leur hôte.

– A table, mes amis, fit Dodin-Bouffant d’une voix assez trouble, en voyant Adèle apporter les oreilles de veau farcies. »

– L’ouvrage a été réédité par les éditions Menu Fretin.

– Le livre a été adapté pour le cinéma par Tran Anh Hung en 2023, il obtient le prix de la mise en scène au festival de Cannes, s’ajoutent trois nominations aux Césars 2024.