Rubrique. Grands Mots, Grands remèdes : Épinards et piscine

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Docteur Gérard Bouvier

Nous avons vécu l’autre semaine de belles prises de bec (1) sur les bancs de
l’Assemblée nationale. Courroux et indignations sont monnaie courante en ces lieux
où se joue le destin du pays…

Un mot de trop était en cause, et c’est largement suffisant pour donner l’envie de
basculer un gouvernement. On sait bien ici que d’un grand mot peut découler un
grand remède.

Pour enclencher la subversion tant désirée et qui tarde à venir, c’est sur le mot
submersion que l’on misa. Le premier ministre avait évoqué « un sentiment de
submersion » quand des étrangers se rattroupent sur notre sol (2).

On oublia le sentiment car nous étions à l’Assemblée. Et comme le poissonnier
coupe la tête des poissons pour les rendre plus présentables, on ne conserva que la submersion. Le sentiment, cette boursouflure de l’âme, qui sent et qui ment se
retrouva dans les poubelles de l’Assemblée, au premier sous-sol.

Ce mot de submersion bien roucoulé suffirait pour alimenter la polémique.(3)
Et l’on cria bien fort que s’il n’était pas retiré on ne voterait pas le budget.
« Si tu ne manges pas tes épinards, tu n’iras pas à la piscine ! ». « Puisque tu dis
submersion, je ne vote pas le budget » (4). Et nous revoilà au CM2. C’est un progrès
car nous fûmes parfois en Maternelle.

L’enquête Elabe montre que 74% des français partagent ce « sentiment de
submersion » (5) . Peu importe, car s’il y a -en deux mots de trois syllabes- un filon
pour faire chuter le gouvernement, il serait indécent de gâcher.

Quant à retirer la phrase prononcée, c’est une difficile contorsion de la glotte et du
voile du palais. Avec un risque de fausse route dont on connait le pronostic léthal.
Car autant il est assez facile d’extraire un point noir sur le nez en le serrant très fort
entre deux pouces résolus, autant il est difficile de retirer une phrase déjà prononcée.

Quelques notes explicatives :

(1)- Une prise de bec est une dispute, une altercation, une chamaillerie, une brouille,
une bisbille, une baston, une querelle. Ce ne sont pas les mots qui manquent quand
il s’agit d’exprimer nos différends. Le bec est très utile en cas d’altercation : c’est lui
qui permet de se défendre bec et ongles et qui -in fine- évite de se retrouver le bec
dans l’eau.

Le bec est bien sûr la figure de style métonymique qui représente la bouche
humaine. Alain Rey nous explique qu’on dit ainsi depuis 1217. C’est dire si l’habitude
est prise. Les suisses s’envoient des gros becs là où nous échangeons de gros
bisous.

(2)- L’utilisation fréquente du préfixe -re est très comtoise. Elle est plus rare chez
les… rattraits qui, venant d’ailleurs, se sont établis au pays. Ainsi, on trouve en
Comté rattendre (avoir une fois encore un polichinelle dans le buffet), rapondre (re-
a- poser donc joindre les deux bouts par une couture), se rapatrier (rentrer chez soi),
ramiauler (re- a- miauler, au sens de réclamer avec insistance comme un chat), et
quelques autres…

(3)- Ce verbe roucouler chante et chuchote langoureusement à mes oreilles comme
la tourterelle à ses tourtereaux. Ce fût d’abord rencouller vers 1460, puis rouconner
vers 1495 et finalement roucouler que les linguistes rapprochent du latin raucus,
enroué, qui a donné aussi rauque. La racine onomatopéique -ruk s’est déclinée un
peu partout. On la retrouve chez nous dans le verbe rancoiller, râler et plus
spécifiquement lors de l’ultime râle avant de sauter les piquets.

Pierrette ! Je crois que l’Onchot rancoille, ça ressemble aux rancoillots de la mort…
Va vite à Chaux chercher Monsieur le Curé ! (Marie-Thérèse BOITEUX, Les Renards
cuisent au four, 1991, p.111). À noter que par prudence (ou par appréciation du rapport bénéfice-risque) on donnait à l’époque la priorité au Curé sur le médecin.

(4)- La phrase attendue était plutôt « Puisque tu dis submersion, je ne vote pas le
budget, na ! bisque, bisque, rage ! ». Malheureusement « na ! » qui était plaisant est
en voie de disparition. L’interjection convenait bien dans le contexte parlementaire
dont nous parlons. Mais rien n’y fait. Quand un mot s’use trop vite, il disparait du
répertoire. Même destin tragique pour « bisque, bisque, rage ! » qui eut son heure de
gloire mais a fini par sombrer. Bisquer voulait dire enrager, éprouver un grand dépit.

(5)- « Un sentiment de submersion » rend compte d’un ressenti. C’est comme cette
habitude météorologique nouvelle où l’on nous dit il fera -2° avec un ressenti de -6°.
À noter que la notion de ressenti n’est utilisée que pour la température. On n’entend
jamais : « le vent soufflera à 120 km/h avec un ressenti de 160 »… Pas plus qu’on n’
entend : il va tomber 40 cm de neige avec un ressenti de 80. Ni même : il y aura du
brouillard givrant avec un ressenti de patinoire.
Puisqu’on ne nous dit pas tout, le mieux est que nous restions prudents.