
À l’automne 2018, les festivités qui ont honoré le 60e anniversaire de l’AOP comté ont marqué comme la fin et le début d’une époque. La fin d’une longue période où le comté a su s’imposer contre vents et marées comme un leader qui sait à la fois pousser un modèle économique et humain, et une réussite gustative.

Le début d’une époque car il s’agit maintenant de maintenir les acquis tout en poursuivant le développement. C’est désormais la tâche du jurassien Alain Mathieu, et de son équipe. Producteur de lait à comté à Bief-des-Maisons, Alain Mathieu a été porté à la présidence du Comité interprofessionnel de gestion du comté (CIGC) où il succède à Claude Vermot-Desroches.



Les Jurassiens ont bien mérité de la patrie fromagère dans cette bataille pas gagnée d’avance. Ils ont d’abord maintenu l’intégrité de la vache montbéliarde face à la tentation du croisement avec la race holstein, là où d’autres péchèrent quelque temps. Ensuite, ils ont décidé de s’en remettre au comté pour assurer leur avenir, alors qu’à l’époque l’emmental était majoritaire en Franche-Comté.
Alternative : l’usine ou le terroir
À la fin des années soixante, un préfet de région avait posé l’alternative pour l’avenir paysan : l’usine (à fromage) ou le terroir (le comté). Le Jura a choisi. Tout ne s’est pas fromagé d’une traite. Des conflits, des crises, il y en a eu. Au final, une certaine culture fromagère s’est affinée, qui dirait un peu que le commerce équitable ça commence d’abord chez soit. On le voit avec les fruitières, dont le nombre a certes fondu, mais qui ne sont plus seulement des productrices de fromage.

Ce n’est sûrement pas un hasard si l’affineur polinois Jean-Charles Arnaud a été porté pendant quelques années à la tête de l’INAO où d’autres Jurassiens ont été aussi actifs. N’oublions pas que Morbier donne son nom à un fromage, et le bleu de Gex / Haut-Jura était autrefois plus communément appelé bleu de Septmoncel. Dans cet univers, il restera aussi à intégrer dans les filières valorisées, les éleveurs jurassiens qui restent en lait standard, du moins ceux qui le souhaitent.
Que sont censés vouloir aujourd’hui les consommateurs piqués de citoyenneté ? Ils trépignent et réclament des bons produits, des circuits courts, du commerce équitable – du partage de plus-value comme on dit –, du « sanzogéhème », du développement durable, vivre et travailler au pays, de la traçabilité, avec un supplément d’âme et le sourire de la crémière ? Quand ils sont dans le pays, quand les gens poussent la porte d’une fruitière, ils se rendent assez vite compte que l’argent qui sert à payer un kilo de comté ou de morbier, ça va servir à faire pousser quelque chose dans ce même pays. C’est sûrement cela le meilleur de la réussite.
Encadré 1
Carte d’identité de la fromagerie jurassienne
-55 200 vaches, 96% de montbéliardes, 58 vaches par exploitation. Environ 950 exploitations laitières.
-61 établissements laitiers dont 46 coopératives.
-52 fromageries fabriquent du comté, 17 du morbier, 16 de la raclette, 4 des pâtes persillées (dont trois pour le Bleu de Gex), 4 des fromages fondus, une beurrerie. Une fromagerie peut fabriquer plusieurs fromages différents, en appellation ou non.
-Prix moyen du lait payé par établissement aux éleveurs : 507,30 euros pour 1 000 litres de lait (moyenne nationale : 311,50).
À ces chiffres, issus de la statistique du ministère de l’Agriculture de la production laitière pour l’année 2016, ajoutons le développement dans de nombreuses fromageries de petites fabrication (en volume) comme des tommes, des pâtes molles et autres. Bel exemple : le bleu de la coopérative de La Marre.
Encadré 2
Poligny, centre de gravité de la meule
Poligny, capitale du comté, la chose est entendue. Il suffit de jeter un œil sur le nombre de crèmeries installées place des Déportés, elles ont en général un lien avec une fromagerie ou un affineur. Le siège du Comité interprofessionnel de gestion du comté (CIGC) réside à Poligny, une grande partie de l’affinage du comté s’y concentre avec les sociétés Brun, Arnaud-Juraflore, Grillot-Brevet, Monts et Terroirs et Vagne (1).

Il y a un peu plus que cela à Poligny. Les sièges des interprofessions des AOP morbier, mont d’or et bleu de Gex / Haut-Jura y ont élu domicile de même que celui des coopératives laitières du Jura. Côté recherche, deux organismes s’activent : le Centre technique des fromages comtois et une station de l’Institut national de la recherche agronomique. On n’oubliera pas l’historique École nationale des industries laitières (ENIL-Bio). L’importance fromagère et touristique de Poligny se renforcera avec l’ouverture de la nouvelle Maison du comté. Un bémol : la fermeture du bureau de l’Institut national de l’origine et de la qualité (INAO), expédié sans sentiment du devoir accompli du côté de Dijon.
(1) Les autres affineurs du Jura : Rivoire-Jacquemin (Montmorot), L’Alpage (Dole et Frontenay), et le site Juraflore des Rousses.
Encadré 3
La corrida des vaches fondues
À côté des fromages au lait cru, le Jura est le premier producteur de fromages fondus en France. C’est un tout autre monde. Chaque année des milliers de tonnes de fromage à fondre sont transportées pour y être transformé vers les trois usines spécialisées de Lons-le-Saunier et de Dole. Bel est présent historiquement à Lons-le-Saunier et à Dole après avoir racheté Graf, pionnier du genre. Lactalis / Président est installé à Lons-le-Saunier depuis sa prise de contrôle de l’ancienne fromagerie créé par les frères Grosjean. Les trois fromageries produisaient en 2016 plus de 100 000 tonnes de fromage fondu, soit les deux-tiers de la production française. Les deux entreprises de Lons-le-Saunier fromagent l’équivalent de la production de l’AOP comté – notons qu’il n’y a plus de comté dans les portions de Vache qui rit et autres depuis longtemps !

Ce secteur vit en bonne santé et puise sa vitalité dans la longue rivalité qui a opposé les Bel et les Grosjean. Maîtres de la crème de gruyère, chaque société a su développer ses produits en s’appuyant sur des technologies de pointe et surtout sur un sens pointu de la publicité et du marketing, ce qui était nouveau à l’époque. Les deux entreprises faisaient assaut d’idées, notamment pour séduire les jeunes consommateurs. Les boîtes de crèmes de gruyère étaient des nids à cadeaux bien avant les objets de Pif Gadget et le cadeau Bonux.
La rivalité entre les deux maisons culmine avec la fameuse « guerre des deux vaches ». En 1921, Léon Bel lance la Vache qui rit. Les Grosjean ripostent en 1926 avec la Vache sérieuse sans que Bel n’y trouve redire. Changement d’attitude dans les années cinquante quand Bel attaque Grosjean en justice. Grosjean perd la partie en 1959, il rebaptise sa crème de gruyère sous le nom de Vache Grosjean. En 1969, Henri Grosjean vend son entreprise à Nestlé, qui la cédera ensuite à Besnier devenu le groupe Lactalis.

À côté de cette production de masse, L’ENIL-bio propose sa Crème de Polinois, tandis que Monts et Terroirs (Poligny) développe une petite gamme de fromages fondus.
Encadré 4
Chèvres, brebis, juments…
Longtemps de nombreuses chèvres broutent dans le Jura. Il en reste du côté de Saint-Claude la tradition de la chèvre salée et un fromage nommé chevret, mais désormais fabriqué avec du lait de vache.
Cela n’empêche pas de trouver d’excellents producteurs jurassiens de fromages de chèvre qui participent à leur concours annuel lors de la fameuse foire de la Mi-Septembre à Bletterans, en septembre. Les producteurs de fromages de brebis sont plus rares.
Une nouveauté : l’apparition du lait de juments comtoises destiné à des produits lactés ou à des cosmétiques.